Par Jean-François Cliche, Le Soleil
3 avril 2019 Ă 15h55|
Mis à jour le6 février 2023 à 21h48
BLOGUE / Ă€ première vue, on se dit que si les motocyclistes font plus d’accidents que les autres, et se blessent plus souvent et plus gravement, alors il n’est que normal qu’ils paient des primes plus Ă©levĂ©es Ă la SAAQ, puisqu’ils coĂ»tent plus cher en indemnitĂ©s. Mais si vous posez la question Ă un motocycliste, il y a de bonnes chances pour qu’il vous dise que c’est lĂ une injustice flagrante.
En tout cas, c’est un thème hautement rĂ©current dans ma boĂ®te de courriels depuis la parution, la semaine dernière, d’une chronique «VĂ©rification faite» oĂą un lecteur me demandait s’il est vrai que la SAAQ charge Ă chaque catĂ©gorie de vĂ©hicules ce qu’elle coĂ»te en indemnisations. La rĂ©ponse Ă©tait que oui, c’est clairement le but visĂ© (il est mĂŞme inscrit dans la loi) et que dans l’ensemble, tout indique que c’est bien ce qui se produit.
Or depuis, des dizaines de motocyclistes m’assurent (de manière pas mal plus polie que bien d’autres groupes sur lesquels j’ai Ă©crit dans le passĂ©, je dois dire) que j’ai tout faux : ils payent trop cher leurs assurances, arguent-ils, parce que la SAAQ refuse de tenir compte de qui est responsable des accidents. Si elle le faisait, alors elle chargerait bien moins cher aux motocyclistes, tant pour leurs permis que pour leurs «plaques», parce que ce sont les automobilistes, et pas eux, qui seraient responsables de la plupart des accidents de moto. Les chiffres avancĂ©s par les uns et les autres varient, mais le plus frĂ©quent est que 75 % des accidents de motos seraient la faute des automobilistes, qui feraient des manĹ“uvres tĂ©mĂ©raires, ne verraient pas les motos, ne s’en soucieraient pas, etc.
Passons par-dessus le fait que dans un système comme le nĂ´tre qui est explicitement conçu pour ne pas tenir compte de la responsabilitĂ© (le fameux no fault), tout cela n’est que logique. Ă€ force de voir ces courriels se multiplier, j’ai fini par ĂŞtre très curieux de savoir d’oĂą provenait cette idĂ©e d’une responsabilitĂ© plus grande des automobilistes, et pourquoi le chiffre de 75 % revenait avec autant de constance. Voici ce que j’ai trouvĂ©.
Trois Ă©tudes, Ă ce que j’ai pu voir, ont examinĂ© dans le dĂ©tail (rapports de police, enquĂŞtes sur place, interviews des accidentĂ©s ou tĂ©moins, etc.) plusieurs centaines d’accidents de moto pour en dĂ©terminer les causes. Le rapport Hurt, du nom de son auteur, a portĂ© sur 900 accidents (3000 cas contrĂ´le) survenus dans la rĂ©gion de Los Angeles en 1976 et 1977. Le rapport MAIDS a fait la mĂŞme chose (900 accidents, 900 contrĂ´les) dans cinq pays europĂ©ens en 1999 et 2000. Et il s’adonne que la National Highway Administration (NHA) vient tout juste de publier un exercice du mĂŞme genre (351 accidents, 702 contrĂ´les), pas plus tard qu’en fĂ©vrier dernier — chanceux de petit moi.
Ă€ quelques points de pourcentage près, les trois documents montrent qu’environ le quart des accidents de moto surviennent sans qu’aucun autre vĂ©hicule ne soit impliquĂ©, et que les trois quarts impliquent un autre vĂ©hicule. Le chiffre de 75 % viendrait donc de lĂ , apparemment, mĂŞme s’il y a un petit glissement logique, ici : pour conclure que les voitures sont responsables des trois quarts des accidents de moto Ă partir de ce chiffre-lĂ , il faut prĂ©sumer que toutes les collisions moto-auto sont la faute de l’automobiliste, ce qui est une sacrĂ©e grosse prĂ©somption, pour dire le moins.
Mais malgrĂ© cela, il faut aussi admettre que cette idĂ©e que les automobilistes sont plus souvent en cause que les motocyclistes n’est pas dĂ©nuĂ©e de fondement. C’est mĂŞme tout le contraire. Le rapport Hurt conclut que «dans les accidents Ă plusieurs vĂ©hicules, le conducteur de l’autre vĂ©hicule a violĂ© la prioritĂ© de la moto et a causĂ© la collision dans les deux tiers des cas» (p. 416).

L’un dans l’autre (66 % de 75 %), cela reprĂ©sente donc environ la moitiĂ© de tous les accidents de moto. Le rapport MAIDS arrive Ă une conclusion semblable, disant que le «principal facteur» d’accidents est une «erreur du conducteur de l’autre vĂ©hicule» dans 50,5 % des cas et une erreur du motocycliste dans 37,4 % des cas, le reste Ă©tant composĂ©s de facteurs environnementaux (mĂ©tĂ©o, par exemple), de bris mĂ©canique et d’autres causes (p. 29).

Enfin, dans l’Ă©tude de la NHA de fĂ©vrier dernier, on lit (p. 47) que «le top 5 des facteurs primaires ayant contribuĂ© aux accidents Ă©taient : Ă©chec de perception/dĂ©tection de la part du conducteur de l’autre vĂ©hicule (30 %), mauvaise dĂ©cision du conducteur de l’autre vĂ©hicule (17 %), mauvaise dĂ©cision du motocycliste (14 %), mauvaise rĂ©action du motocycliste (12%) et Ă©chec de perception/dĂ©tection de la part du motocytcliste (11 %)».

Alors oui, mĂŞme si on est intuitivement portĂ© Ă croire que la faute des collisions voiture-moto doit dans l’ensemble se rĂ©partir Ă 50-50, tout indique que les automobilistes portent une part de responsabilitĂ© plus grande. Pas autant que mes lecteurs Ă deux roues me l’ont indiquĂ© — certains ont mĂŞme avancĂ© le chiffre de 95 % —, mais il y a manifestement un fond de vĂ©ritĂ© dans ce qu’ils disent.
Cela dit, j’ignore si cela pourrait vraiment justifier une baisse des primes d’assurance des motocyclistes, parce qu’il me semble qu’il y a deux facettes indissociables Ă cette mĂ©daille : la responsabilitĂ© et le risque. Vous me direz ce que vous en pensez…
Si un automobiliste «coupe» une moto parce qu’il ne l’a pas vue, celle-ci avait beau se trouver dans l’angle mort de la voiture, cela ne change rien Ă la responsabilitĂ© du conducteur : c’est Ă lui de s’assurer que la voie est libre avant de faire sa manĹ“uvre. Du point de vue de la faute, hormis des situations exceptionnelles (une moto qui roulerait de nuit avec ses phares Ă©teints, par exemple), c’est clairement la voiture qui est en cause.
Mais voilĂ , les trois Ă©tudes ci-dessus insistent toutes lourdement sur deux autres points : les motos sont moins visibles que les autos, notamment parce que plus petites, et les motocyclistes sont beaucoup moins bien protĂ©gĂ©s. En bien des passages, d’ailleurs, les auteurs de ces Ă©tudes-lĂ coupent la poire en deux, pour ainsi dire. Par exemple, on lit dans le rĂ©sumĂ© du rapport Hurt (p. 6/435) : «Le conducteur de la voiture ne voit pas une moto difficile Ă voir (inconspicuous) dans le trafic. C’est dĂ» Ă une manque de visibilitĂ© de la moto et du motocycliste et Ă un manque de prudence et de vigilance de la part du conducteur automobile.»
Bref, il y a des risques inhĂ©rents Ă la conduite d’une moto, dont celui d’ĂŞtre moins visible. Cela n’enlève rien Ă la responsabilité d’un automobiliste qui coupe une motocyclette — encore une fois, avoir mal balayĂ© son angle mort n’est pas une excuse valable —, mais cela implique que le risque est asymĂ©trique. Les automobilistes peuvent ĂŞtre tout aussi vigilants que les motocyclistes, les premiers seront quand mĂŞme plus souvent responsables et les seconds plus souvent «victimes». Pas parce que les conducteurs de voiture sont moins bons ou font moins attention, mais parce que le risque de passer inaperçu est plus grand quand on conduit une moto.
Si on ajoute Ă cela le fait que les blessures sont plus frĂ©quentes et plus graves chez les motocyclistes, qui n’ont pas de «cage d’acier» autour d’eux ni de coussins gonflables pour les protĂ©ger, alors on se retrouve avec un risque nettement plus grand pour eux — donc des indemnitĂ©s plus Ă©levĂ©es. Et l’on pourrait ici argumenter que c’est un risque qu’ils choisissent de courir, puisque personne n’est forcĂ© de se promener Ă moto, et que leurs primes plus Ă©levĂ©es sont donc pleinement justifiĂ©es.
HonnĂŞtement, je ne sais pas s’il est prĂ©fĂ©rable de faire primer la responsabilitĂ© sur le risque, ou l’inverse. Je ne sais pas si cette histoire de responsabilitĂ©, qui est en bonne partie fondĂ©e, mĂ©riterait ou non qu’on fasse un petit accroc au no-fault pour rĂ©duire, ne serait-ce qu’un petit peu, les primes des motocyclettes. Je me suis simplement rendu compte, au fil de mes recherches, qu’il y avait lĂ un complĂ©ment d’information pertinent Ă mon texte de la semaine dernière. Alors vous voilĂ renseignĂ©s…
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